Il devrait être difficile de trouver dans l'histoire un tel abus : une croyance religieuse utilisée pour des intérêts purement matériels. La déclaration par Tayyip Erdoğan, principal architecte de la chute libre de la livre turque, de l'intérêt[1] qualifié de nass (principe conforme aux prescriptions des textes religieux de l'Islam) pour se défendre n'est rien d'autre qu'une ultime tentative désespérée de cacher la réalité matérielle aux yeux du peuple. Pour comprendre cela, il faut remonter dans le temps et saisir les racines de la crise actuelle.
Le gouvernement AKP[2] a eu de la chance dans le domaine économique jusqu'à l'année 2013. Cette année-là, alors que la marée de l'effondrement financier de 2008 commençait à refluer quelque peu et que la Réserve fédérale relevait ses taux d'intérêt, le gouvernement AKP s'est retrouvé de plus en plus privé du soutien du crédit étranger.
L'année 2013 a été marquée par une autre évolution. Près de 4 millions de personnes sont descendues dans la rue en se joignant à la révolte populaire de Gezi dans 80 des 81 villes de Turquie, tandis que d'autres encore se sont engagées dans ce que les Latino-Américains ont surnommé les "cacerolazos"[3]. Erdoğan a perdu une grande partie du pouvoir dont il jouissait auparavant. Désormais, tout reposait sur des bases plus fragiles. Alors que les accusations de corruption et la perte d'anciens alliés s'ajoutaient aux difficultés économiques, l'AKP avait de plus en plus de mal à remporter les élections, et plus encore à rester au pouvoir.
Face à tout cela, et alors que le soutien des capitaux étrangers diminuait, la relance de l'économie par divers moyens artificiels, tels que les garanties de crédit ou la dette étrangère, est devenue la principale politique économique de l'AKP. Les taux d'intérêt ont augmenté à mesure que la dette s'accumulait grâce aux garanties de crédit. La livre turque a été mise à mal par l'augmentation de la dette extérieure. Ces deux facteurs ont rendu impossible l'utilisation de moyens artificiels par les principales institutions de politique économique (c'est-à-dire le vice-Premier ministre chargé de la politique économique et la Banque centrale). La "forte volonté", une caractéristique qu’Erdoğan s'était attribuée par le passé, est passée au premier plan. En 2018, Erdoğan est intervenu dans l'économie comme un bonimenteur « Je sais comment ça marche » affirma-t-il. Il fallait maintenir le taux d'intérêt de référence de la Banque centrale à un niveau bas pour que les secteurs du bâtiment et de l'industrie manufacturière trouvent des clients, que les investissements se maintiennent, que le capital anatolien qui ne possède pas de banques reste indemne, que les petits commerçants qui soutiennent généralement Erdoğan puissent survivre, pour qu'Erdoğan lui-même continue à gagner les élections. Tout cela a été décrété nass (le principe de l'Islam énoncé plus haut qui interdit la pratique de l'intérêt sur le capital).
Coincé entre l'esclavage de la finance internationale et le moteur de la victoire électorale
Le tournant symbolique est intervenu juste avant les élections de 2018. Alors qu’Erdoğan déclarait qu'il revendiquait de "pouvoir intervenir dans le fonctionnement de la Banque centrale" lors de sa visite à Londres, c'est-à-dire l'un des deux temples de l’intérêt[4] dans le monde (l'autre étant bien sûr Wall Street à New York), la Lire turque a entamé sa chute libre. Le ministre de l'Économie Mehmet Şimşek a dû s'envoler à la vitesse de l'éclair pour convaincre Londres de la solidité d'Erdoğan. Le gouvernement AKP a temporairement pris du recul, mais une nouvelle ère avait déjà commencé.
La nomination de Berat Albayrak, le gendre d’Erdoğan, au ministère du Trésor et des Finances (avec son tout nouveau titre américanisé) signalait clairement que l'économiste en chef n'allait être autre qu’Erdoğan lui-même. Juste au moment précis où la Lire a connu une deuxième chute libre en août 2018. Depuis ce moment, la même chose ne cesse de se répéter D'un point de vue structurel, l'arrière-plan de ces crises récurrentes consiste à forcer chaque opportunité jusqu'à la limite la plus extrême dans le but de préserver une économie d’apparence saine, y compris la réduction des réserves de change du pays qui deviennent négative. Berat Albayrak a démissionné et a disparu de la scène sous l'effet conjugué de ce contexte et des contradictions internes du régime semi-militaire. Cependant, l'économie a connu une nouvelle - et cette fois la plus grande - crise de dévaluation de la Lire turque exactement un an après la démission peu glorieuse d'Albayrak, car le problème n'était pas Albayrak mais Erdoğan lui-même.
Si une économie repose structurellement sur des bases aussi fragiles, si elle progresse d'une manière semblable à celle d'un funambule marchant sur une corde fine et tendue avec un long bâton à la main, une myriade de facteurs concrets peuvent conduire à des vagues de spéculation monétaire. C'est exactement ce qui se passe actuellement. La déclaration du 22 novembre 2021 d'Erdoğan sur le mode "Je fais ce que je veux de l'économie" a bouleversé tous les équilibres. La banque centrale donne l’explication extrêmement intelligente de parler de "formations de prix malsaines, irréalistes et complètement déconnectées des fondements économiques." C’est une réponse qui mériterait un 0/20 dans un cours de macroéconomie de première année dans n'importe quel département d'économie de n'importe quelle université. Les mouvements spéculatifs sont spéculatifs précisément parce qu'ils sont irréalistes ! Expliquez en premier lieu aux gens les raisons qui ont permis ces mouvements spéculatifs, puis laissez-nous comprendre si ces raisons sont réelles ou non, et alors peut-être réussirez-vous l'examen !
Tirons donc les conclusions. Derrière toutes ces vagues de spéculation se cache la contradiction matérielle entre la dépendance esclavagiste de l'économie à la finance internationale (qu'Erdoğan pratique depuis deux décennies) et ses politiques économiques je-m’en-foutiste nécessaires pour qu'il continue à gagner les élections. La récente référence au principe du nass fonctionne comme un voile spirituel jeté sur cette réalité matérielle.
Des "élections anticipées" permettraient-elles de guérir l'économie ?
Il est maintenant évident qu'Erdoğan a amené l'économie au bord de l'abîme. L'économie est entrée dans l'orbite de l'hyperinflation. La croissance artificielle des années passées, ou plutôt, la prévention artificielle de la récession, pourrait même conduire à une contraction rugissante dans un avenir très proche. Nous marchons sur le fil du rasoir.
Quelle est la réponse de l'Alliance nationale, le bloc d'opposition bourgeois, à ce désastre économique ? "Des élections anticipées !" Très bien alors. Supposons que l’Alliance national réussisse à organiser des élections anticipées. Supposons également qu'ils gagnent. Allons jusqu'à supposer que le régime semi-militaire actuel et la calamité fasciste qui est son alliée leur remettent le pouvoir pacifiquement. Nous avons déjà supposé beaucoup de choses, mais faisons-le pour les besoins de l'argumentation. Maintenant, ils sont aux commandes. Que vont-ils faire pour sauver l'économie ?
Les soi-disant sociaux-démocrates ne prononcent pas un seul mot sur ce point, car ils savent parfaitement que cela ne plaira pas au peuple. Faisons part au lecteur avec confiance de notre prédiction tirée de l'ensemble du tableau. Le bloc d'opposition bourgeois confierait la politique économique à Ali Babacan, qui a déjà servi sous Erdoğan pendant 13 ans. Ils placeraient ainsi à la tête de la Banque centrale un autre économiste qui leur convient, un serviteur obéissant du capital financier international. Ce duo déclencherait alors à son tour un programme du FMI, avec ou sans sa participation, c'est-à-dire qu’ils augmenteraient les taux d'intérêt de référence de la Banque centrale, payeraient docilement les milliers de milliards de lires turques de dette extérieure accumulée grâce à Erdoğan, imposeraient l'austérité au peuple, et répondraient ainsi aux demandes de « réformes structurelles » de la TUSIAD [principale organisation de la bourgeoisie turque, l'équivalent du MEDEF en France]. Ainsi, le remède que l'opposition bourgeoise va chercher est Ali Babacan !
Ceux qui imposeront un tel programme au peuple et le condamneront au chômage, à la pauvreté et à la famine, bien qu'avec des méthodes différentes des méthodes actuelles, savent parfaitement qu'ils n'obtiendront pas un seul vote du peuple en déclarant leur programme à haute voix. D'où leur silence sur la question.
L'impasse de la gauche
Des centres importants de la gauche socialiste ont répondu à la vague spéculative en cours par un appel à la "grève générale". Le DIP (Parti Révolutionnaire des Travailleurs, le parti frère de ROR en Turquie) partage cet appel. Cependant, la demande que la gauche socialiste en dehors du DIP formule immédiatement après la " grève générale " est extrêmement étrange : des "élections anticipées" !
Un appel à la grève générale est un appel à une épreuve de force entre la classe ouvrière et le gouvernement en place. C'est un moment pour la classe ouvrière d'imposer sa propre volonté au gouvernement par ses propres méthodes en déployant sa propre force qui réside dans la sphère de la production, en attirant le gouvernement bourgeois hors de la sphère du parlement et des élections et en le forçant à reculer. Une fois qu'un tel règlement de compte commence, il est impossible de dire où il évoluera. Donnons quelques exemples partiels, puisqu'il n'y a jamais eu en Turquie de grève générale au sens propre du terme.
Lorsque les mineurs de Zonguldak se sont mis en grève à l'automne 1990, quelqu'un, y compris les travailleurs et les dirigeants syndicaux eux-mêmes, savaient-ils que cela déboucherait sur un militantisme d'une importance historique et sur la Grande Marche sur Ankara ? Lorsque les travailleurs de Tekel venus de toute la Turquie se sont rassemblés à Ankara vers la fin de l'année 2009, quelqu'un avait-il prévu que cela déboucherait sur une occupation de 72 jours à Sakarya, un quartier central de la ville, ressemblant presque à une conquête de la capitale par la classe ouvrière ?
Aucun autre exemple n'est nécessaire. Les réponses à ces questions sont claires. Les actions de masse de la classe ouvrière ont le potentiel de déclencher une dynamique qui dépasse la volonté de tous les acteurs impliqués. L'unité des masses a la capacité de créer un effet boule de neige. Le résultat peut bien dépasser la somme des parties individuelles dans ces situations.
Aujourd'hui, la gauche brandit l'étendard de la grève générale au nom du mouvement socialiste, puis elle freine immédiatement ! Les élections anticipées ne signifient rien de plus que la participation des masses de travailleurs en tant que simples citoyens individuels et isolés à un arrangement démocratique formel joué totalement selon les règles dictées par la bourgeoisie, (le seuil électoral en Turquie est de 10%) avec tout son argent et sa puissance (les médias, la police, etc.). N'est-il pas évident que cela créerait une dynamique totalement différente de celle d'une grève générale ?
La succession de ces deux demandes contradictoires est une déclaration par ces courants socialistes de leur volonté de voter pour le candidat de l'Alliance nationale avec le HDP au second tour des élections. Ces courants socialistes ont élevé le soutien à une aile de la bourgeoisie au rang de principe politique principal sans même essayer les possibilités offertes par les méthodes de lutte de la classe ouvrière elle-même.
Quel serait le résultat ? Faire souffrir le peuple en lui imposant la politique d'Ali Babacan ! Et même la capitulation de l'économie turque devant le FMI, alors que le rejet ferme du FMI est devenu le catéchisme de la gauche socialiste au fil des décennies !
Répudiation de la dette extérieure, taux de change fixe, une seule banque d'État !
On pourrait dire : mais il n'y a pas d'autre moyen de réparer l'économie qu'Erdoğan a amené au bord de l'abîme ! Y a-t-il une chance que l'économie puisse être réparée sans jouer selon les règles du marché, étant donné l'énorme dette extérieure ?
C'est l'épouvantail que le libéralisme bourgeois met en avant contre toute lutte pour une politique économique conformes aux intérêts de la classe ouvrière et des masses laborieuses. Une partie de la gauche est devenue dépendante de la passion néolibérale pour "l'indépendance de la Banque centrale" en raison du dépassement de ce fétiche par Erdoğan ! Bien sûr, on ne peut que glisser et trébucher constamment si, comme Erdoğan, on tente de violer l'indépendance de la Banque centrale sans briser le joug de Wall Street, de la City de Londres et de la Bourse de Francfort sur l'économie.
Pourtant, la solution consiste à trancher le nœud gordien avec l'épée d'Alexandre. Il suffit de refuser de payer la dette extérieure, et de nombreuses portes seront déverrouillées. Déterminer un taux de change fixe pour préserver la valeur de la Lire. Nationaliser sans indemnisations toutes les banques privées, et en premier lieu celles qui ont des partenariats avec les impérialistes, et les fusionner en une seule banque. De cette façon, on aurait la possibilité de planifier centralement toutes les ressources de l'économie à partir d'un seul endroit, et de remettre la fonction de la banque centrale au gouvernement en place pour qu'il la façonne dans l'intérêt de la classe ouvrière, des travailleurs, des opprimés et des pauvres. Abolir la convertibilité de la monnaie. Fermer le marché boursier. Le casino disparaît, une nouvelle ère de planification selon une volonté démocratique commence.
Avec quel pouvoir politique, demanderez-vous ? Un pouvoir qui se baserait sur les développements déclenchés par une grève générale potentiellement explosive, et qui s'attaquerait également aux problèmes des Kurdes, des Alévis, des femmes et de tous les autres opprimés, ainsi qu'aux problèmes de classe qui hantent également les travailleurs et les ouvriers kurdes.
Pour que cela se produise, bien sûr, le mouvement kurde doit d'abord cesser de voir son avenir dans le soutien de l'impérialisme et les "ouvertures démocratiques" jamais réalisées par la bourgeoisie, et prendre sa place aux côtés de tous les travailleurs, ouvriers et opprimés de la société. Nous essayons de leur expliquer que c'est la bonne voie depuis un quart de siècle maintenant. Cependant, ils empruntent la voie qu'ils pensent être "réaliste" et sont conduits d'un désastre à l'autre.
Cela nécessite également une gauche socialiste qui fasse pleinement confiance à la classe ouvrière et à sa lutte. La gauche s'est penchée vers plusieurs ailes de la bourgeoisie et vers l'Union européenne tout au long des années 1980 et 1990, alors que la Turquie sortait à pas de tortue de l'ombre du coup d'État militaire du 12 septembre 1980, et elle en a payé le prix fort. Persister dans cette même erreur à chaque fois en disant que c'est "juste cette fois" n'est pas du réalisme mais du défaitisme.
Nous disons que la classe ouvrière ne sera jamais en mesure de gagner son indépendance tant que ceux qui appellent à une "grève générale" se rallient également à des "élections anticipées" immédiatement après la première demande. Un mouvement socialiste qui ne fait pas de l'indépendance de la classe son principal principe politique ne peut apporter de solutions aux problèmes de la classe ouvrière ou d'autres fractions opprimées de la société.
Il se peut que nous ne soyons pas immédiatement victorieux du FMI, de « l'économie de marché », de Babacan et consorts, de l'impérialisme et du pouvoir politique et social de la bourgeoisie. Mais si nous ne leur faisons pas la guerre aujourd'hui, le chemin de la libération restera fermé demain et pour toujours.
Pire encore : avec ce type de politique, même le despotisme d'Erdoğan ne prendra pas fin !
Cet article a d'abord été publié en turc sur le site web de Gerçek, l'organe central du DIP. La traduction anglaise, puis française, est réalisée par nos camarades.